"Autrefois, dit-il, on allait à la mer pour prendre des bains et nager. Aujourd'hui, on vient sur les plages pour se livrer à un exercice d'une nature toute différente et qui ne demande pas le voisinage de l'eau. Du matin jusqu'au soir, on rencontre dans les rues du village marin et sur les routes avoisinantes, dans les prés, par les champs, au bord des bois, partout, des femmes, des hommes, des enfants, des vieillards, des vierges, des mères de famille ; les hommes vêtus de costumes en flanelle blanche, les femmes d'un petit uniforme à jupe courte en flanelle noire, et tous portant à la main une raquette.
"Cette raquette, l'odieuse raquette, cauchemar affreux, on ne peut faire un pas dehors sans la voir. Tous l'ont au bout du bras du matin jusqu'au soir, ne la quittent pas, la manient comme un joujou, la font sauter en l'air, la brandissent, s'assoient dessus, vous regardent à travers comme derrière la grille d'une prison, ou la raclent comme une guitare. Vous la retrouvez dans les maisons, toutes les maisons, sur les tables, les chaises, derrière les portes, sur les lits, partout, partout.
"Après l'avoir vue tout le jour, on en rêve toute la nuit, et à travers des songes tumultueux on aperçoit toujours la main, rien qu'une main, immense et folle, agitant, dans le firmament vide, une raquette démesurée.
"Ces gens, ces pauvres gens, qui portent ce signe particulier de leur folie comme autrefois les bouffons démons agitaient un hochet à grelots, sont atteints d'un mal d'origine anglaise qu'on appelle le lawn tennis [*].
"Ils ont leur crise en des prairies, car un grand espace est nécessaire à leurs convulsions.
"On les voit, par troupes, s'agiter éperduement, courir, sauter, bondir en avant, en arrière, avec des cris, des contorsions, des grimaces affreuses, des gestes désordonnés, pendant plusieurs heures de suite, maintenus par un filet qui arrête leurs emportements.
"On pourrait croire, en les regardant de loin, de très loin, que ce sont des enfants qui s'amusent à quelque jeu violent et naïf. Mais dès qu'on s'approche, le doute disparaît ; on comprend la nature de leur mal, car des hommes mûrs, des hommes vieux, des femmes à cheveux gris, des obèses, des étiques, des chauves, des bossus, tous ceux qu'on croirait ailleurs être des sages et des raisonnables se démènent et se désarticulent avec plus de folie encore que les jeunes.
"Et leurs bonds, leurs gestes, leurs élans révèlent aussitôt au passant effaré l'expression bestiale cachée en tout visage humain qui ressemble toujours à un type d'animal et fait apparaître étrangement tous les tics secrets du corps.
"Et les yeux se troublant, l'esprit s'affolant à les voir, c'est alors une danse macabre de chiens, de boucs, de veaux, de chèvres, de cochons, d'ânes à figures d'hommes, enculottés et enjuponnés, qui s'agitent avec des secousses grotesques du ventre, de la poitrine ou des reins, des coups de jambe et des coups de tête, une mimique violente et ridicule."
Guy de MAUPASSANT
La Plage normande n°24, 11 septembre 1887.
Source :
Flaubert - Le Poittevin - Maupassant : une affaire de famille littéraire.
Actes du colloque international de Fécamp (octobre 2000) présentés par Yvan Leclerc.
(cote N 848 FLA).
[*] tennis sur gazon.
Deauville. La plage fleurie – Les tennis. La station à la mode des côtes de la Manche pendant l’Entre-deux-guerres et ses équipements de tennis. Carte postale. Collection F. Rollan. (Image sélectionnée sur le site du ministère de la Culture concernant les réseaux d'équipements sportifs balnéaires ).
On voit dans cet article que les crispations face à l'effervescence tennistique ne datent pas d'hier.
Et si Maupassant avait connu le petit écran, sa prose ne se serait-elle pas laissée amadouer par les images d'une finale du Grand Chelem?