vendredi 16 octobre 2009

Correspondance

A l'heure du courriel professionnel et personnel, du "Chat", de "Twitter" et consorts, qui nous dira encore le bonheur des correspondances manuscrites et postales !

Lisez ce délicat petit billet anodin de Marcel Proust à Louisa de Mornand, ça donne envie !

Ma petite Louisa,

Après que votre cuisinière a été partie, ma femme de chambre m'a dit : « J'ai oublié de dire à Monsieur que la cuisinière avait oublié de dire que Mademoiselle doublait le rôle de Mlle Marthe Régnier et était remontée le dire ! » Alors Louisa, tout s'explique ! La loge où je devais aller ce n'était pas, comme j'avais compris, votre loge sur la scène. C'était dans la salle et pour que je puisse vous entendre ! Quelle attention exquise ! Vous êtes un ange, je vous suis infiniment reconnaissant. Je n'aurais pas pu y aller tout de même parce que je ne vais pas au théâtre à cause de mon deuil. Mais votre cuisinière étant partie, j'envoie ma voiture pour vous remercier d'avoir pensé à moi, maintenant que je comprends toute la délicatesse de votre pensée et toute l'étendue de votre offre. Certes j'aurais été heureux de voir ma petite Louisa enfin aux prises avec un rôle digne d'elle et recueillir, j'en suis sûr, un succès mérité. (Donnez-m'en des nouvelles je vous en prie). C'est un cruel crève-cœur pour moi de n'en avoir que l'indirect écho. Que je serai heureux le jour où je pourrai moi-même aller vous applaudir. Des nouvelles de cette représentation s. v. p.

A vous de tout cœur,

Marcel

Et aussi :

Ma petite Louisa,

Couché depuis plusieurs jours je ne puis écrire bien, aussi je veux tracer ces quelques mots illisibles, les premiers que j'écris, les seuls que j'écrirai de quelque temps pour vous dire que je n'oublierai jamais de ma vie que vous ayez voulu rendre hommage à la mémoire de Maman en envoyant cette immense couronne de fleurs admirables. Je vous en garderai une reconnaissance infinie... Vous pouvez deviner dans quelle détresse je me trouve vous qui m'avez vu toujours les oreilles et le cœur aux écoutes sur la chambre de Maman où sous tous les prétextes je retournais sans cesse l'embrasser, où maintenant je l'ai vue morte, heureux encore d'avoir pu ainsi l'embrasser encore. Et maintenant la chambre est vide et mon coeur et ma vie. J'ai été confus que vous ayez fait cette folie de ce don royal de fleurs splendides, mais je ne peux cesser d'y penser avec une reconnaissance infinie dont je vous prie de trouver ici l'expression la plus tendre et la plus émue.

Marcel Proust


Exquis, n'est-il pas !

[Source : Lettres et vers à Mesdames Laure Hayman et Louisa de Mornand / Marcel Proust.- Paris : G. Andrieux, 1928]
[Lire aussi : Quatre lettres de Marcel Proust à ses concierges.- Genève : Albert Skira, 1945]

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