jeudi 12 février 2015

Philida et la fable du caméléon


André Brink est mort.
Voici un extrait de son tout dernier roman Philida publié aux éditions Actes Sud : un bijou sur l'histoire d'une esclave en Afrique du Sud, Philida, dont la jeunesse fut adoucie par la présence de la vieille Ouma Nella, ancienne esclave, qui porte en elle la culture orale des siens.
C'est une légende de lune et de soleil, d'amour et de mort.
 
 
 
[p.320 à 323] 
"Ouma Nella est morte. Ca s'est passé, et il ne reste qu'un vide. Un vide entouré de vent, un vent qui semble venir de toutes parts, qui ne connaît ni commencement ni fin. Mais le vide s'emplit peu à peu d'histoires, de toutes les histoires que ouma Nella lui a racontées au fil de tant d'années.
[Philida] lève la main pour retirer de son épaule le caméléon de Floris. Seuls ses yeux [de l'animal] ne cessent de tourner lentement d'un côté et de l'autre comme s'ils suivaient quelque chose du regard.
Vous savez, mos, les gens disent que c'est par lui que la mort est venue dans le monde, mais c'est pas juste, disait toujours ouma Nella. Cette histoire est simplement pas vraie, c'est un malentendu.
Quelle est la vraie histoire, alors, ouma ?
Philida laisse libre cours à ses pensées, les laisse courir comme l'eau dans un sillon au milieu des vignes.
 
"C'était la lune, la même lune installée là-haut ce soir, exhibant son gros ventre, qui prétend rien savoir, alors qu'en fait elle connaît tout très bien : un jour, la lune, une des deux mères du caméléon, vous vous en souvenez, l'envoie porter un message aux gens qui vivent en bas sur terre. Les hommes n'y sont pas installés depuis longtemps, ils connaissent rien à la mort et à ce genre de phénomène. Donc, elle ordonne au caméléon : Va leur dire qu'ils ont rien à craindre. Regarde-moi, je suis la lune, parfois je suis ronde et pleine, comme maintenant, et puis l'obscurité me grignote et je rapetisse, je m'affine, jusqu'à disparaître entièrement. Un instant, on me regarde, puis, l'instant d'après, je suis plus là. Je suis plus partie que partie. Or, après un certain temps, avant qu'on sache ce qui se passe, je me remets à gonfler, comme la vache avec un veau dans son ventre, et, un jour, je suis à nouveau pleine, brillante et pleine de vie. Eh bien, c'est pareil pour vous, les humains. Vous aussi vous vieillissez, vous rapetissez et puis vous mourez. Mais pas pour longtemps, car bientôt vous vous relevez pour commencer une autre vie.Voilà le message que j'envoie aux gens...
 
"Bref, le caméléon reprend la route, petits pas à petits pas précautionneux...
Dans le ciel, le soleil regarde ce qui se passe en bas. Il est surpris par la progression du caméléon, qui avance lentement, inlassablement. Sa curiosité est telle qu'il le supporte pas longtemps. S'assurant que la lune le verra pas, il glisse jusqu'à la terre dans le but de découvrir quelle est cette histoire qui se déroule. Il appelle le lièvre et lui demande de le renseigner. Le lièvre va à une allure telle que, bientôt, il rattrape le caméléon et lui demande : Où vas-tu si vite ?
Il plaisante, cela va de soi, ... Quand, enfin, le ca-mé-lé-on a ter-mi-né de ra-con-ter son his-toire, le lièvre détale si rapidement qu'il projette cailloux, sable et poussière tous azimuts, il retourne vers le soleil et lui raconte l'histoire... Le soleil sourit dans les rais clairs de sa barbe.
"Ecoute-moi, dit-il au lièvre. Tu vas trop vite. Je suis gros, rond, brillant et je brûle comme le feu du matin au soir. Mais, à la nuit, je me couche derrière les montagnes, je suis mort et tout devient noir funèbre. Il en sera ainsi pour les humains. Ils naissent, ils vivent et puis ils meurent et le monde entier s'assombrit.
Le lièvre détale, dépasse le caméléon, rejoint les humains et leur raconte tout.
Ecoutez le message du soleil : Regardez-moi ! Le matin je nais, ensuite je brille toute la journée jusqu'au soir et puis je meurs derrière la montagne. Il en sera ainsi pour vous tous.
Les gens prêtèrent foi à son message, et, depuis ce jour-là, la mort règne parmi eux.
Très longtemps après, le pauvre petit caméléon arriva, porteur du message de la lune. Mais il était trop tard, les gens avaient entendu le message du lièvre et y avaient cru."

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