CETTE fois la scène se passe à Ville-d'Avray dans la fantastique propriété des Jardies.
Avant d'aborder ce récit délicat, il n'est pas inutile de vous prévenir que les Jardies, juchées sur un point culminant, sont exposées à tous les vents. Cette déclaration préalable n'était pas absolument superflue, ainsi que vous l'allez voir.
Balzac a fini de dîner. Il a mangé plusieurs tranches saignantes d'un certain gigot aux haricots, un de ses plats de prédilection. Devant lui, sur la nappe, à côté d'un grand bol de café noir, sont amoncelées les épreuves des premiers chapitres des Parents pauvres, qu'il corrige, rature et remanie, comme il savait le faire pour sa plus grande gloire et pour le plus grand supplice des ouvriers imprimeurs.
Tandis que Balzac est absorbé par son travail, un petit groom de douze ans, que le caprice de son maître a baptisé le père Anchise, trotte comme une souris dans la salle à manger, chargé d'une pile d'assiettes presque aussi haute que lui.
Tout à coup un bruit se fait entendre, un effroyable bruit, qui n'est pas précisément, sorti du sein des flots, comme le bruit qui fit prendre le mors aux dents aux coursiers d'Hippolyte. Voilà bien tes perfidies, gigot aux haricots !
A ce bruit inusité, le petit groom éprouve un saisissement tel que la pile d'assiettes s'échappe de ses mains. tombe sur le plancher, et avec fracas s'y brise.
Alors Balzac, sans relever la tête, sans interrompre son travail :
— Père Anchise, dit-il, sachez qu'un bon domestique ne doit jamais écouter ce que dit son maître.
Nos aïeux avaient de La distinction comme disait Pierre Bourdieu !
[Réf : Chronique d'Albéric Second (1817-1887), dans le Grand Journal du 23 avril 1865]
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