Je m’appelle Abel. Je suis né au Mesnil Guillaume en mars 1886.
A la mort de mes parents, je suis allé vivre et travailler chez un vieil oncle du côté de Crèvecoeur.
Quand j’ai eu l’âge, je suis parti faire mon temps comme appelé. Classe 1906.
Oh, à l’époque, le service, c’était pas comme maintenant ! Deux ans qu’ils nous prenaient !
Même dans nos campagnes, ça faisait un moment qu’on le sentait venir le conflit avec l’ennemi héréditaire ! Après l’assassinat à Sarajevo du François-Ferdinand, le 28 juin 14, quand ils ont mobilisé, y’a pas grand monde qui a été surpris.
Et puis, on devait pas être parti longtemps : on récupère l’Alsace et la Lorraine et on rentre à la maison. La fleur au fusil, pantalon rouge et manteau bleu à travers les champs remplis de coquelicots et de bleuets.
Seulement, sans que tu comprennes toujours bien pourquoi, tout d’un coup, le monde entier s’est retrouvé en guerre.
Mon régiment, c’était le 119ème d’infanterie, 6ème division. Sergent que j’étais.
Je me suis retrouvé en plein dans la bataille d’Artois qui avait débuté le 9 mai 1915.
On lançait assaut sur assaut et les combats faisaient des pertes effroyables.
Un enchevêtrement de boyaux, de tranchées puantes. Il fallait couper les barbelés avec des pinces et gare aux récalcitrants : toute critique était indiscipline, tout dénigrement, trahison.
Le 12 mai, j’ai reçu une balle sous le sein gauche qui a aussi touché le poumon. Je pouvais plus respirer, je manquais d’air alors j’ai soulevé le masque qui étouffait ma bouche. Oh, pas longtemps ! On nous avait prévenus que depuis moins d’un mois (depuis le 22 avril), les Boches utilisaient un gaz mortel.
Mais le « moutarde » s’est faufilé dans mes bronches, sans que je sente rien. Au chaud, dans la poitrine de mon zigue !
A peine remis de ma blessure, après 3 semaines de convalescence, je suis remonté au front.
Avec le temps, cette guerre n’avait plus de sens, son utilité ne paraissait plus évidente.
Depuis, des images vous en avez vu, des témoignages, vous en avez entendu, mais vous ne saurez jamais rien de la boue, du sang, de la merde.
De nos corps qui se fondent dans la tranchée, des rats qui courent entre nos jambes serrées dans les bandes molletières et qui n’attendent que notre chute pour nous grignoter un bout de nez, un morceau de joue encore chaude…
Nos crânes résonnent longtemps du bruit des canons. Odeur de souffre, de poudre.
On a tellement mal aux tripes qu’on en arrive à ne plus savoir si on est touché au ventre ou non.
… Et le camarade tombé dans le no man’s land, qui hurle et qu’on peut pas aller chercher, qui agonise pire qu’un chien… parce qu’un chien, on l’aurait achevé, lui et sa souffrance.
… Le gus d’en face qu’on aurait pu faire un copain et qu’on tire comme à la foire de la Saint-Jean.
J’avais été vacher, je devenais boucher.
On n’espère plus une victoire prochaine, on commence à penser que le prix est trop élevé.
Les brefs retours en permission nous donnent curieusement un fort sentiment de solidarité : il y a ceux de « l’arrière », profiteurs et embusqués.
Il y a nous, la classe des sacrifiés.
J’ai obtenu une citation à l’ordre de la brigade le 21 juin 17 « motivée par ma conduite exemplaire au combat ».
En juillet 17, j’ai eu une perm’ de 7 jours. Sur le certificat médical, le toubib a écrit : embarras gastrique, courbatures fébriles, fatigue générale. Pour sûr qu’on était fatigués. Fatigués de crever ! Le corps cassé, la chair abîmée, mutilée…
J’ai eu des décorations, des médailles. Y en avait une avec des étoiles sur le ruban. Mais elles sont tombées, comme beaucoup de copains…
Je suis mort à la guerre, 39 ans plus tard.
Si l’on m’avait ouvert, on n’aurait retrouvé que de la poussière : le gaz m’avait tout bouffé l’intérieur.
« C’est à Craonne sur le plateau
Qu’on doit laisser sa peau
Car nous sommes tous condamnés
Nous sommes les sacrifiés ».
Pour la première fois, cette année, la cérémonie de la commémoration de l’Armistice se déroulera sans la présence de poilus survivants. Le dernier est décédé le 12 mars 2008.
Quelques conseils de lecture :
Les champs d’honneur de Jean Rouaud
Voyage au bout de la nuit de Louis Ferdinand Céline
Les grands romans de la guerre 14-18
Casse-pipe de Louis Ferdinand Céline
Le fusillé de Blanche Maupas
Varlot soldat de Daeninckx et Tardi
C’était la guerre des tranchées de Tardi
Et de nombreux films parmi lesquels :
Le Pantalon de Yves Boisset
Joyeux Noël de Christian Carion
La chambre des officiers de Marc Dugain
La vie et rien d’autre de Bertrand Tavernier
Capitaine Conan de Bertrand Tavernier
La grande illusion de Jean Renoir
L'adieu aux armes de Frank Borzage
Un long dimanche de fiançailles de J-P Jeunet
Les âmes grises de Yves Angelo
Grand merci à Vivian pour la mise en place des illustrations.
Michèle Harel
La médiathèque possède un souvenir de Verdun.