"A la maison, ma mère dit qu'on a recommencé à faire des trucs bizarres. Quand c'était l'heure de dîner, elle nous a dit de porter le plat de purée de pommes de terre sur la table. Mon père était en train de lui parler à la cuisine ; elle, elle écoutait et cuisinait en même temps, alors moi j'ai emporté la purée dans la pièce où on joue et j'ai enlevé le couvercle. Avec une cuillère, j'ai envoyé un peu de purée sur le mur. Elle est restée là et on l'a regardée un moment. J'en ai envoyé une autre cuillérée au plafond et elle est restée collée là aussi. Ça faisait à chaque fois un drôle de bruit, un genre de "floc", et ça donnait une forme différente à chaque coup : comme un petit nuage une fois, et puis comme un truc pointu tourné vers le bas.
Maria
[la jeune soeur du narrateur] a voulu courir "rapporter" aux parents ce que je faisais. Mais moi, je lui ai dit qu'on devait faire un sacrifice. J'ai fermé la porte et j'ai dit que c'était notre devoir de faire ça pour l'Irlande. Il fallait faire autant de formes qu'on pouvait. Franz
[le frère aîné] a pris des morceaux de purée dans sa main et, tous les deux ensemble, on a essayé de recouvrir le plafond. Des fois, un morceau se décollait et retombait, et Maria hurlait. Nous, on riait et on a continué à jeter de la purée tant qu'on pouvait, jusqu'à ce qu'il n'y en ait plus et que toute la pièce soit recouverte. Ma mère est arrivée et elle a vu le plat en verre par terre, vide. Elle a dit qu'on avait perdu la boule. Mon père s'est précipité dans la pièce, il a regardé les morceaux de purée au plafond : ils ne s'enlèveraient plus jamais. Ils seraient là pour toujours. Là, on avait vraiment des gros embêtements ! Mais ma mère n'a pas voulu laisser mon père nous taper. Au lieu de se mettre en colère, elle a dit : on ne peut pas punir une chose pareille, parce que ça n'arrive qu'une fois dans une vie. Mon père avait toujours le front plissé mais elle l'a entouré d'un bras et lui a dit que ça n'avait pas d'importance de se passer de purée pour un jour, qu'ils avaient de la chance d'avoir des enfants avec tellement d'imagination. Elle a souri : " Parce qu'il en faut, de l'imagination, pour faire un truc aussi fou que ça ! "
C'est une des rares scènes joyeuses du beau roman autobiographique
Sang impur de
Hugo Hamilton, auteur irlandais né en 1953 (dans l'espace adultes, à la cote R HAM). Elle est d'autant plus étonnante qu'il nous confie là une enfance broyée par le nationalisme pur et dur d'un père irlandais, un
looser de surcroît, et la germanité d'une mère pleine d'amour et d'humour, les deux expliquant le titre.
Mais... on ne choisit pas ses parents !
C'est un livre remarquable qui donne envie d'aller flâner en Irlande, et pour en finir avec les malheurs de l'enfance, j'opte pour une fin de billet sacrément triviale, si, si !
J'ignore comment les Irlandais et les Irlandaises font leur purée, pour ma part je viens de m'en faire conter une méridionale, que je dévoile discrètement, au risque de me faire mettre au ban par mes collègues normands, pour lesquels il n'y a pas de purée sans crème et encore moins sans beurre (ou le contraire)... Désormais je tenterai les pommes de terre grossièrement écrasées, arrosées d'un filet d'huile d'olive ( de qualité extra, ça va de soi), et saupoudrées de thym frais effeuillé et d'un tour de moulin à poivre, et
basta !