Sans atteindre les sommets du genre que sont la
Lettre écrite à Madame la comtesse Tation, par le sieur de Bois-Flotté (1770) et
Les Amours de l'Ange Lure (1772) du Marquis de Bièvre (1747-1789), maitre es-
calembours, voici une petite histoire amusante du chansonnier normand Charles (non pas Jules) Lemaître
(1854-1928).*
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Drôle de Mariage
Abruticologie !
Je connais un ménage fort original, dont je vais essayer de vous faire la description.
Le
Père Ci, chef de la communauté, est encore très vert pour son âge et rend beaucoup de services dans la cuisine, où la
Mère Ci, son épouse, l'emploie journellement.
On pourrait peut-être reprocher à cet aimable couple de manquer d'élégance ; en effet, chacun trouve le
Père Ci boulot et la
Mère Ci boule, mais tous les deux possèdent des qualités qui font aisément oublier leur manque d'esthétique.
Très sobre, jamais on ne vit le
Père Ci boire des apéritifs variés dans les bars de son quartier, et quant à la
Mère Ci, bien qu'elle ne brille pas dans la conversation, ce qui fait qu'on trouve la
Mère Ci terne, elle n'en est pas moins fort honnête et la
Mère Ci paye très exactement ses fournisseurs. Elle a toutefois un léger défaut, c'est d'altérer fréquemment la vérité, aussi quand la
Mère Ci ment, le
Père Ci rage.
Le ciel ayant béni l'union de ces braves gens, ils eurent une charmante fillette et bien qu'ils aient eu leur petite
Ci tard, chacun s'accorde à trouver la jeune
Ci belle.
Il faut maintenant que je vous présente un jeune homme qui eut une grande influence sur les destinées de cette charmante enfant ; je veux parler du jeune
Graphe.
Pâle et haut, Graphe est d'une distinction parfaite ; ayant rencontré la jeune
Ci dans une réunion, il s'éprit, pour elle d'une passion très profonde et un jour, on l'entendit s'écrier : « Ah ! si la petite
Ci m'agrée, je serai le plus heureux des hommes.
Petite
Ci, gare à l'amour ! toi aussi tu pris feu à la vue du jeune
Graphe et tu l'aimas tout de suite, mais la jeune
Ci n'aima tôt Graphe que pour le regretter plus tard.
Ils se marièrent et dans les premiers temps de leur union pour goûter les charmes
qua l' lit, Graphe et sa jeune épouse y faisaient des séjours prolongés ;
mais tel est Graphe qu'un fil l'entraîne ; il retrouva des compagnons de plaisir d'autrefois et fit la fête avec eux hors de chez lui. Plusieurs fois, il faut le dire à sa honte, il rentra gris chez lui, bien que sa pauvre petite femme lui ait dit à chaque fois: « Tu te
saoûles oh ! Graphe, que c'est mal. »
Le malheureux rentrait fréquemment harassé de fatigue et s'endormait presque aussitôt couché, sans adresser un seul mot à sa femme qui n'osait pas lui faire de reproches.
Pourtant un soir elle s'enhardit à lui dire : « Comme tu
dors tôt Graphe ! » mais le cruel fit la petite
Ci taire et continua de ronfler toute la nuit ; comme le matin il se levait de très bonne heure, sa jeune femme lui dit : « Comme tu quittes le
lit tôt Graphe ! » et elle lui lança un tendre regard. Les regards que la petite
Ci lance sont pourtant fort éloquents, mais insensible à tout, le misérable lui répondit : « Oui, je pars et ne reviendrai jamais. »Désolée, la petite
Ci fond en larmes et s'écrie : « Tu
pars ah ! Graphe, ne m'abandonne pas.
Graphe au fond n'est pas méchant, il revint près de sa tendre épouse et lui promit de se corriger.
Très avisée, pour retenir définitivement
Graphe au logis, la petite
Ci fut au Bon Marché acheter la plus forte
agrafe qu'elle put trouver et à l'aide de laquelle elle s'attacha son volage époux pour toujours.
Si vous devenez fou en lisant cela, la faute à qui ?
Parbleu, c'est la
faute au Graphe !
Ch. LEMAÎTRE (Revue illustrée du Calvados, nov. 1913)
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Réf :Plusieurs textes de Charles Lemaître sont en ligne sur la Bibliothèque électronique de Lisieux dont les Joyeux bocains (1917).
De et sur François Georges Maréchal, marquis de Bièvre on lira avec plaisir les Calembours et autres jeux sur les mots d'esprit présentés par Antoine de Baecque (Payot, 2000) - (Bm Lx : 847.5)