La médiathèque face aux géants du web
Depuis décembre 2014, la médiathèque de Lisieux propose un nouveau service à ses abonnés : la boîte numérique leur permet d'avoir accès à des films, des magazines, des séances de formation de chez eux. Il suffit d'allumer son ordinateur et de se connecter à différents plates-formes partenaires. Ce nouveau service séduit nos abonnés mais la bibliothèque n'est-elle pas en train de scier la branche sur laquelle elle s'est assise ? Si l'établissement met à disposition une offre culturelle en ligne, pourquoi les abonnés se déplaceraient-ils jusqu'à nous ? Question légitime et qui se posera de plus en plus. En effet, vous n'êtes sûrement pas passés à côté des offres alléchantes d'Amazon, de Spotify, de Netflix ou de Canal Play. Des livres, des musiques, des films proposés à foison contre moins de 10 € par mois. Bref, une médiathèque à domicile, 7 jours sur 7. Comment notre bibliothèque peut résister à de tels offres illimitées ? L'avenir semble bien sombre.L'inquiétude n'est pas récente. En 2012, un article collectif reprenait la question d'André-Pierre Syren, le président de l'association des directeurs des bibliothèques des grandes villes de France : "A quoi sert une bibliothèque quand l'information est partout ?". Sous-entendu, sur le web. Pourquoi éplucher des livres à la bibliothèque alors qu'un moteur de recherche vous trouve la réponse, qui plus est, à domicile, sur votre ordinateur ? Dès son titre, l'article se montrait peu optimiste : "les bibliothèques se cachent pour mourir".
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Les médiathèques se portent-elles si mal ?
Étrangement, malgré ce contexte difficile, je connais peu de bibliothèques qui ferment mais beaucoup qui ouvrent ou s'agrandissent. Si on se cantonne à la région, Trouville a déplacé la sienne dans un plus grand bâtiment en face du casino. A Pont-Audemer, une nouvelle médiathèque ouvrira cette année. La communauté des communes de Livarot en est au stade du projet. Mais la plus grosse réalisation s'élève à Caen qui accueillera dès 2016 une BMVR (Bibliothèque municipale à vocation régionale). Vous avez probablement vu le chantier de ce grand bâtiment près du Cargö. A l'autre extrême, ce mouvement de création ou de reconstruction concerne aussi de simples villages. J'ai en tête dans le département de l'Eure l'exemple de Bois-Normand-près-Lyre, 380 habitants, imité par les communes voisines, la Barre-en-Ouche (959 habitants) et la Neuve-Lyre (583 habitants).Cet élan risque toutefois de flancher car les baisses de dotations de l'Etat contraignent les collectivités locales à contracter leurs dépenses de fonctionnement et d'investissement. Quelqus signes ne trompent pas. La BMVR de Caen n'aura probablement pas autant d'agents que prévu. L'année dernière, la ville d'Ouistreham a renoncé à son projet de médiathèque.
Et Lisieux dans tout ça ? Le bâtiment n'a qu'une dizaine d'années, donc pas question de reconstruction. Nous venons de terminer les statistiques sur l'année 2014 : nous avons un peu plus d'inscrits qu'en 2013 (environ 4200 au lieu de 4000) et un peu moins de prêts de documents (170 000 au lieu de 173 000). Encore que ces chiffres ne donnent pas une image de l'utilisation du bâtiment. Combien d'adultes non-inscrits entrent pour simplement lire le journal ? Combien d'étudiants s'installent pour travailler au calme sans pour autant utiliser nos collections de documents ? La médiathèque ne ressent pas encore une érosion de sa fréquentation et de son utilisation. Elle est même engagé dans un projet d'établissement qui renforcera son rôle.
Huit raisons de venir à la médiathèque
Face à Netflix et consorts, la médiathèque a encore un rôle à jouer car vous pouvez y faire des choses que vous ne pouvez pas faire ailleurs ou plus difficilement.- regarder un film de cinéma (une dizaine de projections par an), assister à un concert, gratuitement.
- s'asseoir au chaud, confortablement pour lire une BD ou pour ne rien faire.
- s'initier à l'informatique ou à des créations papiers (les trois récents ateliers pop-up, rassemblant enfants et adultes ont eu beaucoup de succès), améliorer son écriture à travers les ateliers d'écriture.
- avoir accès à des services de "dépannage" (connexion Internet, scanner, impression, photocopie).
- trouver un contexte propice au travail : relatif silence, places assises, possibilité de travailler en groupe, usage du téléphone portable limité. Paradoxalement, de nombreux étudiants recherchent cette ambiance. On le voit bien lors des périodes de révision, avant le bac par exemple. Le chercheur Christophe Evans met en avant les bibliothèques comme "espace de déconnexion" pour les jeunes, des lieux à l'écart de l'agitation urbaine et de la sollicitation permanente du smartphone et des réseaux sociaux virtuels.
- expérimenter de nouveaux objets technologiques (nous avons deux liseuses, 4 tablettes, bientôt 8).
- trouver la perle rare auprès de moteurs de recherche humain, les bibliothécaires. Loin de moi l'idée de lancer une complainte anti-technologique (Internet, ça isole les gens, bla, bla, bla), mais dans certaines situations, Google affiche des limites. Dans le cas de demande pointue (c'est quoi le titre de ce film qui se déroule à l'époque de la Grèce antique et dans lequel le méchant est une femme ?), un agent de la médiathèque a peut-être la solution.
- se rencontrer. Nos ateliers jeux vidéo attirent les joueurs de la ville. Nos cafés BD réunissent bibliothécaires et passionnés pour parler de l'actualité du genre et des découvertes de chacun...
Et demain ?
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Malgré ces avantages, je ne verserai pas dans l'autosatisfaction. La pérennité des bibliothèques n'est pas écrite. Elle nécessite une constante adaptation aux nouvelles technologies, aux modes de consommation de la population. Elle induit une révision régulière de son offre de documents, de ses services mais aussi de ses espaces ou de son mobilier. L'histoire récente l'illustre. De temple du livre, les bibliothèques ont accueilli de nouveaux supports multimédias (CD, DVD, CD-Rom). Des ordinateurs, puis des tablettes, ont pris place dans les salles. Petit scoop, bientôt la médiathèque de Lisieux vous proposera le prêt de clés USB préchargées en musique libre.
Grâce notre partenariat avec la Bibliothèque départementale de prêt du Calvados, nos abonnés ont enfin accès à des ressources à distance (films, magazines, autoformation). Oui, ce type d'offre peut réduire la fréquentation de notre médiathèque mais ne pas proposer ces ressources numériques en 2015, c'est tout de suite mettre la médiathèque hors du coup, obsolète. Nos abonnés attendent ce mode d'accès à domicile.
Bref, le mot "bibliothèque" ("étymologiquement "lieu de dépôt de livres") ne rend plus vraiment compte de l'offre documentaire et de son activité. S'il fallait conclure par une note optimiste, signalons le récent café-débat organisé par le Centre régional du Livre de Basse-Normandie : La bibliothèque le dimanche faut-il l'ouvrir ? On a apparemment jamais eu autant besoin d'elle.
Pour en savoir plus
- Un article de Christophe Evans, Actualité et Inactualité des bibliothèques au XXIe siècle (pdf), dans la revue Le Débat.
- Un article d'Amandine Wallon, Amandine Pluchet, Colette Gravier, Madeleine Géroudet, Albane Lejeune, Les bibliothèques se cachent pour mourir dans le Bulletin des Bibliothèques de France.
- Une présentation du projet de Bibliothèque Municipale à vocation Régionale à Caen
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