J'ai perdu ces jours derniers une petite grenouille qui venait d'accomplir la soixante-seizième année de sa brève existence.
Ses yeux bruns, cerclés d'or, ouverts pour regarder le monde et les hommes, se sont fermés sur les calmes certitudes de la mort. L'amie qui me l'avait offerte, sous l'aspect encore hybride du têtard, lui avait donné, peut-être par ironie, le nom imprévu de : Hadlavaine ! Pourquoi l'aurais-je autrement nommée, oui pourquoi ? malgré ce je ne sais quoi de tragique qui me faisait pressentir sa fin prématurée.
Hadlavaine avait le masque à la fois lyrique et impérieux. Sous son absence totale de nez, une bouche gourmande souriait au miracle quotidien des nourritures et certainement aussi, nostalgiquement, au marais sonore où s'étaient fécondées ses cellules gélatineuses.
Elle était née aux îles Lofoden, mais des soins attentifs l'avaient rapidement acclimatée à nos habitudes méridionales. Comme elle était docile aux appels de l'instinct, il lui fallut à peine vingt-deux ans pour connaître à fond les ressources splendides que lui offrait le bocal à cornichons, sa demeure ordinaire. Il s'agissait pour elle d'accomplir le travail accablant qui consistait à faire connaissance avec les cailloux polychromes garnissant le fond de son séjour humide, le mannekepis de bronze doré qui en décorait le centre, la petite échelle de bois qu'il lui fallait gravir selon le rite des variations atmosphériques et, là-haut, à la surface de l'eau calme, apprendre à épeler lentement sous le ventre du petit canard de porcelaine, le hiéroglyphe abscon, « souvenir de Blankenberghe », qui en faisait l'ornement.
Que de pensées, que de dangers, que de problèmes, que d'énigmes à résoudre. Nourritures trompeuses mises à sa portée par de redoutables loustics en veine de mystification, fragments de flanelle rouge simulant parfaitement le morceau de viande dont elle était friande, bouts de cigarettes dorés, attirants par leur éclat trompeur, mais détestables à la dégustation, mouches vrombissantes et rapides, galopant du côté inaccessible de la paroi translucide de sa demeure ; comment concilier tout cela et d'autres lois plus impérieuses encore, qui viennent du fond de la race et des temps, plus puissantes que la douleur et que la crainte.
L'antre solitaire et transparent semblait s'étendre en rayonnant pour saisir l'aspect universel d'une vie mystérieuse et incompréhensible. – Pourquoi ? On n'en sait rien ; c'est un fait effrayant mais qu'on doit accepter. On dort tranquillement dans un rai de soleil, commodément accroupi sur l'échelle du beau-fixe ; sur la table où se cale la petite maison de verre, des objets inconnus semblent les sentinelles jalouses d'une consigne impénétrable : bons livres initiateurs, porteurs de noms fameux ou peu connus, au front des couvertures multicolores, gants de boxe, aux apparences de crustacés, boîte renfermant des insectes brillants mais immobiles, – tentation journalière à la voracité du petit batracien – gramophone aux sonorités imprévues, pendule essayant de se procurer le mal de mer au balancement rythmique de son cœur de cuivre et qui sonnera tantôt l'heure de l'absinthe apéritive, dont la verte grenouille attend patiemment ses quinze gouttes journalières. Tout cela et tant d'autres choses !
Était-il surprenant que Hadlavaine parut souvent pensive en face de ces questions illisibles ?
Toutefois, à l'âge de quarante-neuf ans elle était déjà parvenue à dépouiller de l'écorce de l'incognosible les arcanes troublants de maints problèmes. Elle parlait correctement le lapon, traduisait Novalis en anglais tirait à l'épée et imitait d'une façon cocasse le jeu des comédiens les plus notoires.
Hélas ! elle n'eut pas le temps d'achever la tâche que la nature impose à l'instinct pour s'élever vers une conception plus sévère et plus haute d'une morale peut-être arbitraire, qui sait ?
La fatalité voulut un jour qu'elle franchît le seuil de la cuisine, temple hermétique où trônait la prêtresse dévolue à ces lieux, puissance considérable, mais jalouse !
Trop avertie déjà pour douter de l'aspect vrai des choses et des êtres, elle fut obligée de s'apercevoir que la vierge ancillaire manipulait entre ses mains sanglantes une brochette de bois unissant dans un aspect décoratif des membres inférieurs et dodus, fragments, d'êtres de sa race. Son œil rempli de flammes impuissantes gronda des malédictions en songeant aux notions périmées du juste et de l'injuste.
Remise à sa place habituelle, je la vis durant deux ou trois jours, silencieusement tragique, supporter de sa patte frêle le fardeau de sa tête chancelant déjà sous le poids énorme de la mort. Malgré mes efforts pour l'orienter vers la lumière, malgré la tendresse, le galbe de l'hôtesse, la joie affectueuse, l'alcoolisme consolateur et les regards dévoués, elle franchit bientôt l'abîme profond d'un monde qui n'est plus le nôtre, nous laissant l'indélébile regret d'une petite chose jeune et fugace qui était destinée à nous étonner encore.
Pour en perpétrer le souvenir latent qui demeure en nous alors que nous pensions qu'elle n'était destinée qu'à nos jeux, à amuser l'oisiveté de nos regards, à animer et orner le logis, nous nous aperçûmes que les objets familiers qui nous entouraient nous rappelaient perpétuellement l'être attentif et tranquille qui n'était plus.
Dans le jardin frais, aux roses innombrables, le jeu de tonneau érigeait un sourire immuable, mangeur de disques de métal. Sur la table de travail le presse-papier japonais matérialisait sa présence de bronze. Dans les feuilles publiques, les exploits des sergents-majors prévaricateurs évoquaient en nous l'effroi dont elle était morte.
Et la revoyant ainsi, comme au temps de sa jeune ardeur, puisant au fond même de la vie juvénile des aperçus nouveaux sur les lois naturelles, malgré la brisure de son optimisme fragile, je me plaisais à évoquer sa candeur et je pensais que la grenouille qui rencontre une inéluctable cuisinière est encore plus heureuse que celle dont la destinée stagne éternellement dans la mare ténébreuse et ancestrale.
Maurice Maeterlinck (1862-1949)
[p.c.c. André Blandin et Jules-Marie Canneel, A l'instar de... Bruxelles, 1914.- Nouvelle édition dans Copies collées : Anthologie de parodies et de pastiches.- Bruxelles : Labor, 2004]
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