MA PETITE VILLE
Lisieux
CHAPITRE III
LE GRAND CAFÉ DUBOIS
Lisieux
CHAPITRE III
LE GRAND CAFÉ DUBOIS
Cette ample salle, située rue du Pont-Mortain, en imposait par l'élévation de son plafond, par ses glaces ornementales et ses dorures. Pour aucuns, elle était un temple.
Un calorifère d'ordre composite en agrémentait le milieu. Des Amours joufflus en soutenaient les guirlandes. Surélevée de trois marches, répétée dans ses glaces, une caisse à croisillons et entrelacs, enrichis de son argenterie et de ses carafons diamantés, donnait aux fidèles l'impression d'un maître-autel où M. Dubois, cravaté de blanc, officiait.
Au fond de la salle, surplombant les tables de marbre et le billard, une petite scène pour la comédie clôturait le regard émerveillé, ajoutant aux fresques des cimaises la somptuosité de son rideau pourpre à glands lourds et dorés.
Les dimanches, lorsque M. Dubois faisait le plein des lustres, que le billard s'animait du roulis des billes, que les tables se couvraient de verres irisés, de tapis chiffrés et de cartes neuves ; que les voix se haussaient aux appels, le houleux bruissement qui se dégageait des écots touchait à la sonorité basse des orgues. Quant à moi, timide oblat, mon âme adolescente errait dans la fumée des pipes, se mêlait à l'encens des vermouths, confusément encline à la mystique du vin.
Un brave homme, M. Dubois !
Il nous accueillait, mes camarades et moi, au sortir du collège, entre chien et loup, à l'heure grise de son cabaret. « Il faut bien que jeunesse se passe », disait-il. Nous commencions la nôtre en nous essayant à la bière, à la cigarette et aux cartes. A cette époque, deux écus représentaient quinze bocks bien tirés et trois heures de frais au jeu de billard. C'était le bon temps !
D'âge mûr et corpulent, amène et courtois, M. Dubois s'éloignait par là du tenancier moderne. Représentant classique d'une corporation trois fois centenaire, il servait à boire sans tricher.
On le savait bonapartiste, ses préférences de doctrine lui venant apparemment d'une tabatière ayant appartenu au maréchal Ney, et de laquelle il tirait orgueil et boniment : « Dame oui ! ce bijou ciselé et serti de strass n'avait rien de la queue de rat : le maréchal, surnommé le brave des braves par Napoléon, avait puisé dedans !... »
Cette tabatière retenait M. Dubois dans l'incontinence du râpé qu'il semait sur le marbre blanc. Notre député, le comte de Colbert-Laplace, en tournée pastorale, sollicitait la « pincée », et ce geste d'inclination vers l'intimité affermissait Dubois dans sa foi et lui permettait d'abreuver en conscience les opinions d'autrui.
On buvait, à son couvert, les eaux-de-vie du cru, le vieil armagnac, les vins authentiques de Madère, les liqueurs de Bordeaux et de Hollande, la chartreuse jaune et verte des vrais Pères. On y avait du papier pour écrire, des allumettes, de la braise-cendrette pour la pipe, du tabac, des timbres et de la gomme. Selon la saison, on lisait, au frais ou au chaud, le Journal de Rouen, le Bonhomme Normand, le Gil-Blas, le Figaro, le Gaulois, l'Illustration et le Charivari. On consultait le Bottin et l'annuaire local, que sais-je ? Et nous demeurions là, mes amis et moi, douillettement assis, sans élan pour le retour, oublieux des vieilles demoiselles qui, chez elles, tapissaient le canevas de notre réputation.
Aux mêmes heures, les mêmes personnages se rangeaient aux mêmes tables : les notoriétés de la ville près de la caisse, à portée du service direct, le commun se plaçait au hasard, exception faite des jours de marché où les paysans envahissaient jusqu'à la scène.
Non, il n'y avait pas au Grand Café Dubois de buveurs illustres. La vêprée n'y surprenait que la demi-douzaine de petits vieux joueurs de bézigue qui constituaient la clientèle stable et parvulaire du cabaret.
Bien sages, au régime de l'orgeat, la chaufferette aux pieds, ils tenaient ici leur assise, évoquant la Jeanneton égrillarde de leur passé, accaparant, les allumettes, le Journal Amusant et le Charivari.
Aux premiers feux des lustres, on les venait chercher. Ils suivaient leur bonne sans hâte, indifférents à la gêne de la fille rougissant.
Etions-nous de mauvais garçons ?
Orphelins de père pour la plupart, goûtant le charme d'être libres, qu'eussions-nous fait de mieux que de jouir du présent ? Et quelle destinée s'offrait à plusieurs d'entre nous qui ne s'orientaient qu'au verger des muses ?
Pour les désigner, ces mauvais garçons se nommaient Gustave Loisel, qui sera docteur ès sciences et docteur en médecine, biologiste de carrière et professeur en Sorbonne ; Henri Beauclair, l'auteur des fameuses Déliquescences d'Adoré Floupette, de l'Eternelle chanson, etc. ; Albert Boissière, poète et romancier, auteur de l'Illusoire aventure, les Magloire, etc. ; Henri Chéron, qui sera ministre. Excusez du peu.
Nous les retrouverons au cours de ces pages.
Parlerai-je de Henri Vivier, qui demeure dans le souvenir de ceux qui lui survécurent comme le dernier représentant des dandys de Balzac ? Vois-le, mon lecteur, de haute taille, les dents blanches et l'œil vairon, la barbe en pointe et la moustache en croc, les cheveux longs ; et, accentuant le jeu, faisant une cape de son veston, sa canne ainsi qu'une épée relevant le bas du manteau et s'écrier d'une voix profonde
...Monts d'Aragon, Galice, Estramadoure,
Ah! je porte malheur à tout ce qui m'entoure !...
Ah! je porte malheur à tout ce qui m'entoure !...
Et dans ce cri de Hernani et dans les vers qui suivent nous donner l'effroi de l'action dramatique.
Ce qui s'éditait alors en librairie lui passait sous les yeux ; et par une incroyable faculté d'assimilation, Vivier changeait d'âme en changeant d'auteur. Avec nous, successivement, il était le Sâr Peladan de Vice Suprême ; Paul Bourget disséquant Baudelaire ; Catulle Mendès de Hesperus et Mallarmé de l'Après-midi d'un Faune.
Echappé des Treize de Balzac, il eût, sans hésiter, marqué d'un fer rouge le Français moyen de notre époque et fait une échelle de soie des cheveux de sa maîtresse, pour s'en évader.
Esthète, psychologue, psychiatre, comédien, à vingt ans, Paris des Lettres l'accueillit étonné. Devenu médecin, il eut pour amis notoires Léon Daudet, Jean Charcot, Séverine, Jean-Louis Forain, Drumont, Alphonse Allais, Stevens et tutti quanti. Et n'ayant rien fait de durable, rien écrit, sans postérité, il est mort à la force de l'âge, dans son cabinet lambrissé d'or laminé, regretté de ceux qui l'aimaient et sous l'éloquent adieu de Jules Lemaître accouru pour le désigner dans sa tombe...
Temps heureux d'insouciance et de curiosité où, cependant que nous mûrissions à l'ombre des pignons gothiques, nous cherchions la vie et la clarté dans le milieu populaire de notre cité. L'unique et Grand Café d'alors ne nous donnait-il pas ce que nous cachait le mur du privé ? Ne constituait-il pas, pour nous, le premier acte de la comédie humaine dans la rencontre de ses bouffons, de ses pères nobles, de ses ennuyés, ses tristes et ses quelconques, chacun d'eux ayant la déformation de sa pratique et le visage de sa passion?
Le Grand Café Dubois n'était-il pas, pour nous, becquillons, un lieu de plaisir et d'étonnement, le centre accessible de la vie rurale, la pierre de touche des âmes citadines ? Et quand nous en avions assez, dans les soirs lunaires, nous sortions de la ville à grand bruit, Vivier, de ses lèvres imitant le tambour. Nous allions devant nous, dans plus d'espace, vers l'immanence, vers Paris qui nous attirait et qui devait nous garder un jour. Nos déclamations et nos chants réveillaient les hameaux endormis et nous revenions à l'aurore, à la face livide des fermes et à l'étonnement des paysans rencontrés.
Ou bien encore, enfiévrés de lyrisme et de réminiscences provoquées par la maisonnée lexovienne, nous nous réunissions sous quelque plafond bas à solives, où se débitaient le cidre et les tripes, et là, évoquant Villon « le pôvre escolier » et Mathurin Régnier, nous faisions du punch et disions des vers.
- J'en ai, quant à moi, gardé mes premiers carmes. Ils sont de circonstance ici :
Dites-moi où s'en sont allés,
Avec leurs gens et armoiries,
Le Hennuyer que l'on décrie
Et les sieurs Ouilly du Houley ?
Ceux de Beuvron, de Dozulé,
Fervacque à la barbe fleurie
Et Livarot - Sainte-Marie !
- Si fâcheusement décollé ?
Dites-moi où semblablement
Le Cabaret du Piot aux quilles,
Les clercs et moines à coquilles
Proclamant le boire éloquent ?
Mais où sont les pintes d'antan
Es-mains de Grandgousier tranquille.
Tréteaux montés dans la courtille,
Et Gautier-Garguille de Caen ?
Item, ceux d'un même destin,
Qui, sans amertume, sans ire,
Ont chanté la Touque et la Vire,
Le cidre pur et le bon vin ?
De Jean le Houx, de Basselin,
Sous quel banc sommeille leur lyre ?
Ont-ils perdu l'art de bien dire
Chartier, Segrais et Sarrazin ?
Seigneur, tous sont morts et roidis !
Et la taverne où je m'abreuve
Ainsi que la ruelle est veuve
Du pas des hommes de jadis,
Veuve las ! de ceux que je dis !...
Ils ont passé comme eau de fleuve
Où voulez-vous que je les treuve
Si les gardez en Paradis ?...
Mais cette farcissure m'éloigne du cabaret Dubois où me ramène un personnage original et singulièrement précurseur des sports pratiqués aujourd'hui.
A l'écart de la caisse et de tout service, par delà le billard, séparé par la pile des bottins, j'y avais remarqué un client assidu, presque un vieillard, accompagné de son chien.
Un soir que je m'essayai seul au jeu, ignorant les principes élémentaires du carambolage, cet homme vint à moi.
- Monsieur, me dit-il poliment, le jeu de billard est un noble jeu. S'y exercer sans préparation est une commune erreur. Et si mes conseils pouvaient vous être agréables...
Je rougis un tantinet, ne doutant pas que ma gaucherie ne me valût cette politesse nuancée de mépris.
Ma timidité naturelle me rendait hésitant.
- Je me nomme Charles de Fouques, reprit-il avec assurance. Je vous ai vu naître !...
La particule et ce « je vous ai vu naître » m'en imposèrent. Je ne pouvais, en qualité, avoir de plus vieille connaissance. Je lui tendis la main.
Il alla se chercher une queue au râtelier, en visa le trajet rectiligne, l'épaulant presque, en polit le bout au papier de verre, et, l'ayant avec lenteur enduit de blanc, prit les billes au point où je les avais laissées.
ROBERT CAMPION.
(A suivre)
1 commentaire:
Bonjour,
Il existe une conférence filmée au sujet du sâr Péladan. Vous la trouverez sur http://www.baglis.tv
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