mardi 15 avril 2008

Le Tableau du trimestre (2)

HENRI BRISPOT (1846-1928)
Les Comices (1902)
Huile sur toile, [h : 188 ; l : 156]
Lisieux, Musée d'Art et d'Histoire

C'est le tableau du trimestre présenté à la Médiathèque, d'avril à juin 2008, en remplacement de l'invisible Dernière victoire de Léon Maxime Faivre.

Belle illustration d'un passage du roman de Gustave Flaubert, Madame Bovary (Chap. VIII) :

"...Catherine-Nicaise-Elisabeth Leroux, de Sassetot-la-Guerrière, pour cinquante-quatre ans de service dans la même ferme, une médaille d'argent - du prix de vingt-cinq francs !"

"Où est-elle, Catherine Leroux ?" répéta le Conseiller.

Elle ne se présentait pas, et l'on entendait des voix qui chuchotaient:

- Vas-y !
- Non.
- A gauche !
- N'aie pas peur !
- Ah! qu'elle est bête !
- Enfin y est-elle ? s'écria Tuvache.
- Oui !... la voilà !
- Qu'elle approche donc !

Alors on vit s'avancer sur l'estrade une petite vieille femme de maintien craintif, et qui paraissait se ratatiner dans ses pauvres vêtements. Elle avait aux pieds de grosses galoches de bois, et, le long des hanches, un grand tablier bleu. Son visage maigre, entouré d'un béguin sans bordure, était plus plissé de rides qu'une pomme de reinette flétrie, et des manches de sa camisole rouge dépassaient deux longues mains, à articulations noueuses. La poussière des granges, la potasse des lessives et le suint des laines les avaient si bien encroûtées, éraillées, durcies, qu'elles semblaient sales quoiqu'elles fussent rincées d'eau claire ; et, à force d'avoir servi, elles restaient entrouvertes, comme pour présenter d'elles-mêmes l'humble témoignage de tant de souffrances subies. Quelque chose d'une rigidité monacale relevait l'expression de sa figure. Rien de triste ou d'attendri n'amollissait ce regard pâle. Dans la fréquentation des animaux, elle avait pris leur mutisme et leur placidité. C'était la première fois qu'elle se voyait au milieu d'une compagnie si nombreuse ; et, intérieurement effarouchée par les drapeaux, par les tambours, par les messieurs en habit noir et par la croix d'honneur du Conseiller, elle demeurait tout immobile, ne sachant s'il fallait s'avancer ou s'enfuir, ni pourquoi la foule la poussait et pourquoi les examinateurs lui souriaient. Ainsi se tenait, devant ces bourgeois épanouis, ce demi-siècle de servitude.

- Approchez, vénérable Catherine-Nicaise-Elisabeth Leroux ! dit M. le Conseiller, qui avait pris des mains du président la liste des lauréats.

Et tour à tour examinant la feuille de papier, puis la vieille femme, il répétait d'un ton paternel:

- Approchez, approchez !
- Etes-vous sourde ? dit Tuvache, en bondissant sur son fauteuil.

Et il se mit là lui crier dans l'oreille :

- Cinquante-quatre ans de service ! Une médaille d'argent ! Vingt-cinq francs ! C'est pour vous.

Puis, quand elle eut sa médaille, elle la considéra. Alors un sourire de béatitude se répandit sur sa figure, et on l'entendit qui marmottait en s'en allant :

- Je la donnerai au curé de chez nous, pour qu'il me dise des messes.
- Quel fanatisme ! s'exclama le pharmacien, en se penchant vers le notaire.

La séance était finie ; la foule se dispersa; et, maintenant que des discours étaient lus, chacun reprenait son rang et tout rentrait dans la coutume : les maîtres rudoyaient les domestiques, et ceux-ci frappaient les animaux, triomphateurs indolents qui s'en retournaient à l'étable, une couronne verte entre les cornes....."

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