mercredi 4 février 2009

Humour 1900

[Extrait de COCORICO, 3e année, n°27 - 15 février 1900]

LA CONSCIENCE

L'homme essuya son poignard, il contempla longuement et attentivement la victime, il écouta du haut de l'escalier, dont la rampe vertigineuse s'en­fonçait dans les ténèbres...
Un robinet pleurait dans les cuisines.
A part quoi aucun bruit ne sourdait de l'effrayant silence.
Alors, lentement, l'homme descendit, il referma la porte de la rue, il regarda vers la dextre, vers la se­nestre, et s'enfonca dans le brouillard, superbement indifférent aux choses de la terre.
Comme il entrait dans l'Upper-Thames street, un malandrin bondit du renfoncement d'une porte, le renversa, lui vola son porte-monnaie et s'enfuit.
Ce fut rapide et d'exécution magistrale.
L'homme se releva, honteux, et reprit sa marche.
Ce n'était guère la peine, pensa-t-il, d'assassiner la petite miss Esther, de fracturer son armoire en pitch­pin, de lui enlever dix mille livres sterling, d'essuyer mon poignard, de me pencher sur la rampe de l'esca­lier pour entendre pleurer un robinet, de refermer, comme sur un tombeau, la porte de l'immeuble aux plaques de cuivres mirifiques, pour me laisser, ensuite, aussi naïvement dévaliser...
La police informa, reconstitua savamment la scène du crime, prit des photographies de la victime, puis classa le dossier, confiante en l'immanente justice.
Cependant commençaient pour l'homme des nuits et des jours lamentables.
La nuit il s'éveillait, il se dressait sur son séant pour entendre les pas des policiers, pour voir devant ses yeux hallucinés les yeux pâles de la petite miss, pour voir briller les boutons de métal des hommes de la sûreté et la plaque qu'ils ont au casque.
Il allumait sa lampe.
La maison dormait ; aucun pas ne faisait craquer les marches ; les yeux suppliants de la petite miss étaient représentés par le bouchon de cristal de sa carafe ; les boutons de métal des hommes de la sû­reté, par les gros clous de cuivre d'un vieux fauteuil ; la plaque qu'ils ont au casque, par une cafetière nickelée...
Le jour, dans les foules, soudain, il lui semblait voir entre des têtes, ou des parapluies, ou des voitures, deux yeux implorer sa pitié.
Il blêmissait, puis il cherchait en vain, parmi les passantes, le visage de ces yeux là.
Il s'éloigna des foules, il passa des mois enfermé, chez lui ; il abaissait les persiennes, il fermait les paupières pour ne rien voir, mais toute l'image lui apparaissait alors de cette nuit rouge. Il levait les paupières et, dans un coin sombre quelconque, les yeux, les yeux pâles s'allumaient, toujours infini­ment tristes.
O remords des crimes méthodiques !
O œil de la petite personne poignardée qui, bien mieux que le coroner, découvre le meurtrier !
Un jour que l'homme dînait à table d'hôte de bouil­lon et de bœuf froid, on le vit se lever comme mû par un ressort, les regards fixés sur son bol, puis tomber, foudroyé d'horreur et de démence.
L'œil était dans le bouillon et regardait cet homme !

LÉON DONNAY.

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