mercredi 24 décembre 2008

Le premier arbre de Noël après la libération


LE PREMIER ARBRE DE NOËL APRÈS LA LIBÉRATION A LISIEUX.


Lisieux n'était, en ce qui concerne spécialement le centre, que ruines, baraquements entourés d'une bouillasse faite de neige fondue.

Un certain nombre de personnalités, dont le sous-préfet, avait eu l'idée d'organiser au Théâtre, pour tous les enfants de l'agglomération lexovienne, un grand arbre de Noël avec distribution de jouets et de friandises.
Aucune discrimination n'était faite : écoles laïques, écoles libres, pour tous la même fête, la plus belle possible.
Beaucoup collaborèrent de tout cœur, sans discrimination de parti, de religion ou d'idées et dans un grand enthousiasme.
C'est à qui allait tirer les sonnettes à Lisieux, à Paris ou ailleurs pour obtenir des dons.

Au centre Jules Ferry on confectionnait des jouets et pour faire les paquets, les instituteurs, institutrices, bonnes sœurs, personnes de bonne volonté se réunissaient à l'Ecole des Frères qui n'avait pas été atteinte par le bombardement.

Après les dures années de privations sous l'occupation allemande, les épreuves des bombardements, de la vie sans charbon dans de froides baraques au milieu des ruines, procurer une journée exceptionnelle de joie et de gaieté avec de beaux cadeaux était l'objectif de tous.

Il fallait aussi mettre sur pied un spectacle. La seule salle susceptible d'accueillir toute cette joyeuse marmaille était le Théâtre. Seul point noir : le rationnement de l'électricité, les destructions ne permettaient pas l'éclairage de la scène.
Qu'à cela ne tienne : il fut décidé de mobiliser toutes les lampes à acétylène disponibles à la lampisterie* de la gare avec l'accord des dirigeants de la SNCF.

Dans toutes les écoles de la ville on apprit de vieux chants de Noël.

Enfin, le Commandant du "Bataillon de Marche", stationné à la caserne Delaunay, fit une proposition : l'Armée désirait s'associer à la fête et il avait des "gaillards formidables" (comiques, chanteurs) qui ne demandaient qu'à participer !
Instinctivement, le sous-préfet se méfia de la "tenue" du spectacle qui pourrait être fourni... craignant que les plaisanteries ne soient plutôt du domaine "corps de garde" que celui d'une festivité enfantine !

Il est cependant délicat de refuser les bonnes volontés. Aussi accepta-t-il avec reconnaissance (teintée d'une certaine circonspection) cette offre généreuse.
Il fut décidé d'un commun accord (dans un but de coordination du spectacle !) que le programme lui serait soumis au préalable avec possibilité -sans froisser personne- d'élaguer le cas échéant...

Le grand jour arriva.
Tout était fin prêt : colis, salle, programme, invités.

C'est alors qu'arriva à la Sous-Préfecture une visite inopinée, un cyclone tombant en pleine euphorie : c'était le Colonel de la Subdivision qui débarquait, écumant de colère.

Il exposa son indignation en quelques formules explosives ponctuées de grands gestes.

"Ah, il s'en passe de belles dans votre arrondissement ! L'Armée se déshonore !
Je viens d'arriver à la caserne pour une inspection surprise et voir comment se porte le Bataillon de Marche. Et en fait de poilus, je trouve des clowns ! Au lieu de sentinelles à la porte, un gaillard en chapeau melon, avec un réveil à sa chaîne de montre, un nez de poivrot et qui vient me serrer la main en me disant : "ça va-t-y mon colon !"
Un peu plus loin, un autre me fait un pied de nez ! Et quand j'ai commencé à les enguirlander, voilà qu'ils se sont foutus de moi en se tapant sur les cuisses !
Un à qui j'ai demandé ce qu'ils faisaient dans cette tenue, m'a répondu qu'ils étaient tous prêts à l'heure prévue... qu'ils étaient réquisitionnés par la Sous-Préfecture !
Là, c'est le bouquet ! C'est un comble ! Et pas un seul officier... on me dit qu'ils sont tous au Théâtre avec le Commandant pour écouter chanter des gosses !
C'est plus l'Armée, c'est un mauvais cirque ! Comment voulez-vous qu'on puisse gagner une guerre dans ces conditions !"

Bref, il écumait de colère.

Le sous-préfet laissa placidement passer l'orage avec sérénité.
Mieux vaut laisser filer la vapeur que faire exploser la machine.

Avec calme, il expliqua la situation, précisa qu'il n'avait point réquisitionné l'Armée, etc, etc...
Par là-dessus une tasse de café avec un vieux calva des familles et l'affaire se trouva arrangée.

Le sous-préfet emmena le brave colonel dans sa loge où il apprécia ses "petits gars" qui se révélèrent d'excellents comiques très corrects.

Il les applaudit en disant... avec une petite larme au coin de l'oeil (car c'était un grand sensible) : "ces braves petits gars vont peut-être dans quelques jours se faire tuer sur les bords du Rhin !"

Et tandis qu'il parlait, les enfants de Lisieux entonnaient doucement les vieux chants évoquant la Paix de Noël.



* lampisterie : lieu où l'on entrepose, entretient et répare les lampes et lanternes.

Rédigé d'après un article de Max Maurin, sous-préfet honoraire, paru dans la revue "Le Pays d'Auge" de février 1974 et sur suggestion de Claudine.

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