mardi 14 décembre 2010

La dernière enquête de Maigret

J'aime beaucoup ce paragraphe : « On l'avait vu en compagnie d'un certain J.-P. Sartre, au Café de Flore, à l'apéritif. Mais l'interrogatoire de ce Sartre n'avait rien donné. Impossible de comprendre un traître mot à sa déposition. On n'avait pas insisté. »



LA DERNIÈRE ENQUÊTE DE MAIGRET

par

***


- Un gros homme, avait dit le patron de l'hôtel, un type carré l'air grognon.

On l'avait cuisiné. Mais il était abruti par sa manie des petits verres...

- Ah ! monsieur le commissaire, il sentait le tabac.

C'était tout de même un renseignement.

Un homme de lettres assassiné dans un hôtel de Versailles...

Assassiné. Était-ce bien sûr, au reste ? Aucune trace de blessure. Et le médecin légiste se refusait à croire à une mort naturelle...

La victime avait quitté sa propriété du Midi le 20, à six heures du matin. Arrivé à Paris le lendemain à l'aube, l'écrivain avait dû se promener sur les quais...

On l'avait vu en compagnie d'un certain J.-P. Sartre, au Café de Flore, à l'apéritif. Mais l'interrogatoire de ce Sartre n'avait rien donné. Impossible de comprendre un traître mot à sa déposition. On n'avait pas insisté.

Puis on retrouvait la trace de la victime gare Montparnasse. Le romancier avait pris un billet de première pour Versailles.

Et le lendemain, au matin, on le retrouvait mort à sa table, des manuscrits éparpillés autour de lui, une lettre commencée sous la main : « Je suis le Balzac des temps modernes, et moi, S... »

La lettre s'arrêtait là.

Voilà tout ce qu'on savait de l'affaire. Et l'enquête s'enlisait depuis huit jours. Maigret ne décolérait pas.

- Il allumait sa quarante-deuxième pipe de la matinée en grommelant, relevait le col de son pardessus. Une pluie fine noyait le ciel gris, faisait luire le pavé des rues tristes, confondait toutes ces façades silencieuses.

Au passage, Maigret devinait des visages attentifs derrière les rideaux un instant soulevés. Des vieilles filles à ruban autour du cou, qui collent toute leur journée le nez sur la vitre, dans des appartements douillets, surchauffés.

Maigret en prenait des envies de rentrer chez lui par le premier train, de se déchausser et de boire un bon café pendant que sa femme, dans la cuisine, préparerait une tarte aux mirabelles...

Il entrait dans un bistrot. Le poêle ronflait. Le garçon somnolait, la tête sur un jeu de jacquet...

- Un grog !

Il s'enfonçait dans la banquette en moleskine, la moitié du visage dans son col.

- Hep ! garçon...

Pourquoi voulait-il parler à ce garçon minable, à la veste rapiécée, au nœud papillon graisseux ? Mais il posait sa question, presque sans s'en rendre compte :

- Dites donc, il y a un écrivain célèbre qui habite Versailles ?

- Ben... fit l'autre.

Il réfléchissait, il se grattait la tignasse avec des ongles sales.

- Non... Il y a bien les frères Tharaud, juste à côté...

Maigret payait son grog, affrontait de nouveau la pluie, sonnait à une grille.

- Tharaud, s'il vous plaît ?

Dans le salon de faux Louis XV, un bonhomme parfaitement chauve se chauffait les pieds devant le foyer.

Quand Maigret sortit sa carte, il se leva et se présenta d'une voix étrangement grinçante :

- Jérôme et Jean Tharaud.

C'était une impression désagréable. Jamais Maigret n'avait tant regretté de n'être pas resté tranquillement chez lui.

Tout de même, il apprit que la victime était venue ici la veille du crime.

Mais ne s'en doutait-il pas ?

- Il voulait se présenter à l'Académie. Oui, monsieur ! Vous pensez !

Mais Maigret ne pensait pas.

Et la voix grinçait encore :

- Impossible, monsieur. Tout à fait inconcevable ! Oserai-je ajouter qu'en prenant congé cet individu a trouvé le moyen de commettre une faute de syntaxe !...

Décidément, il n'y avait rien d'autre à en obtenir. Maigret dut brusquer son départ pour éviter une dédicace...

Un moment après, il était revenu au bistrot et il téléphonait, plus grognon encore que de coutume. À l'autre bout du fil, les voix tremblaient. Maigres avait donné la jaunisse à toutes les standardistes de la préfecture.

- Allo ! Lucas ? Oui, il voulait se présenter à l'Académie. Bien sûr... Un certain Jérôme et Jean Tharaud... C'est tout pour l'instant.

- Oui, patron ; bien patron.

On sentait que Lucas souffrait pour Maigret, aurait voulu la clef de l'énigme, comme d'habitude. Mais décidément, le patron pataugeait. Est-ce qu'il baissait vraiment, ainsi qu'on le prétendait avec des mines satisfaites ?

- Écoutez, patron...

Mais il avait déjà raccroché. Il sacrait contre le vent qui l'empêchait d'allumer une autre pipe...

La pluie tombait toujours. On glissait sur les pavés disjoints. L'eau débordait des caniveaux, s'étendait en mares grisâtres où se reflétaient des nuages lourds...

Et le patron de l'hôtel avait pourtant vu l'assassin, cette nuit-là... Un gros homme. Un type carré, l'air bougon. Et qui sentait le tabac...

Et le médecin légiste qui se perdait en conjectures sur les blessures reçues.

Maigret releva la tête, regarda autour de lui. Il était devant le château. Le toit de la chapelle, inondé, accrochait des débris de lumière...

Maigret entra... Pourquoi pas ? Au point où il en était, autant visiter le château...

- On ne fume pas, monsieur !

Il se retint pour ne pas envoyer promener le gardien, d'un coup d'épaule, sur le lit du roi.

Mais les choses allaient si mal !... Il fourra sa pipe tiède dans sa poche.

- La galerie des glaces ?

Quelques visiteurs étaient affalés sur les sièges de velours. Par les fenêtres, on voyait les jardins se dissoudre sous la pluie...

Maigret s'assit. Tout était silencieux. Il y avait une douce chaleur... Quai des Orfèvres, on parlait de lui... Peut-être Lucas ricanait-il avec les collègues ?

Et cet homme de lettres qu'on trouvait à sa table...

« Je suis le Balzac des temps modernes, et moi, S... »

Et l'autre, le type carré, qui se félicitait sans doute d'un si beau crime...

Il dut dormir un moment.

Mais quand il rouvrit les yeux Maigret sursauta.

Pourquoi était-il sûr que « c'était » l'assassin ? Il n'aurait pu l'expliquer. Ou peut-être...

Il « le » tenait sous son regard lourd, presque indifférent, et il enfonçait la main dans sa poche, palpait la crosse de son revolver...

L'autre feignait de somnoler, fouillait aussi dans sa poche...

Il avait un manteau trempé qui dessinait sa carrure imposante. Le col masquait à demi un visage gras, renfrogné...

Maigret se leva comme quelqu'un qui est fatigué, qui a ses habitudes... Un bon rentier qui vient chaque jour ici s'assoupir et part à heure fixe faire sa partie de jacquet avec un garçon de café minable...

Mais l'autre se levait aussi, lançait vers la sortie un regard morne...

Maigret s'approcha de lui, négligemment. L'autre s'approchait aussi.

Et « il le regardait » !


Et il avait l'air de « savoir »

Maigret enfonça brusquement la main dans sa poche...

Les revolvers sortirent en même temps.

Des gens bondissaient de leurs sièges, une femme se mettait à crier...

Il y eut une détonation, et, en même temps, le fracas d'une glace énorme qui éclate.

Mais déjà les gardiens saisissaient Maigret. Et il ne bougeait pas, il se laissait faire ! Il tendait son revolver en haussant les épaules !

Et « l'autre » avait disparu. Et Maigret ne tournait même pas la tête, n'essayait même pas de jeter un coup d'œil vers la sortie !

– Vos papiers ! criait le gardien-chef, un petit vieux tremblant qui gesticulait sur la pointe des pieds.

- Inspecteur Maigret.

Il répondait d'une voix lasse, traînante, dégoûtée...

Et il ajoutait, en bourrant sa pipe :

- Téléphonez à la préfecture. Enquête terminée...

Et il offrait ses gros poignets à des menottes imaginaires...

Les gardiens l'avaient lâché, et ils le regardaient médusés.

Et Maigret disait, en tirant sur sa pipe :

- Messieurs, l'assassin d'un certain Simenon, homme de lettres, c'est moi.



[Ref. : Faux en écriture aux dépens de Jean Paulhan, Alain, Apollinaire, Marcel Aymé, Paul Claudel, Jean Cocteau, Colette, Courteline, Léon Daudet, Tristan Derème, Léon Paul Fargue, Claude Farrère, André Gide, Jean Giraudoux, Sacha Guitry, Gyp, Abel Hermant J. M. de Hérédia, Pierre Louys François Mauriac, Henri Michaux, Charles Péguy, Marcel Proust, C. F. Ramuz, Saint-Simon, J. P. Sartre, Simenon, Henri Troyat, Valéry-Larbaud, Paul Valéry.- Paris : R. Julliard, [1947].- 155 p. ; in-16.]

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